« You never get a free lunch » est l’une de ses phrases favorites. Littéralement, en américain, personne ne vous invite à déjeuner gratuitement. Manière de dire qu’à 67 ans, Patrick Le Quément, qui dessine désormais des bateaux, songe à tout sauf à la retraite, après plus de deux décennies chez Renault à la tête du design et son lot de controverses. La violence de la politique interne, le décalage entre la com’ surpuissante de Renault et la réalité pas forcément glorieuse de l’entreprise, ses anicroches avec Ghosn avant qu’il ne parte chez Nissan, son exposition médiatique… Le Quément livre un nouvel éclairage sur les coulisses de la première marque française, ses succès (Twingo, Scénic, Sandero, concept-cars tels l'Initiale, en photo ci-dessous) comme ses fours (le haut de gamme) qui ont laissé des traces… mais pas au point d’oublier l’envie. L’envie de réapprendre à dessiner, qu’il assouvit compulsivement dans ses carnets de croquis, mais surtout de transmettre : Le Quément, allié à des sommités du monde de design, ouvrira en octobre 2013 une école de design durable à Nice.
Après les voitures, les bateaux… C’est venu comment ?
Complètement par hasard ! J’ai été contacté fin 2009 par un groupe français, qui possède les marques Allures, Outremer et Garcia. Mon expérience dans la qualité, la maîtrise de l’objet en 3D que seul le design automobile peut offrir, les intéressait. Au salon nautique, j’avais quatre bateaux exposés plus un cinquième en numérique, qui sort en mai… un moment merveilleux ! J’en suis à mon dixième projet. Aujourd’hui, je travaille sur ce qui sera vraisemblablement le plus grand catamaran du monde…
Patrick Le Quément dessine désormais des bateaux, notamment des catamarans hauturiers, pour le compte du groupe français Grand Large Yachting, tel cet Outremer 5X.
Finie l’automobile ?
Pour une question d’éthique, je ne me voyais pas offrir mes services directement à d’autres constructeurs automobiles. J’ai gardé des missions d’audit pour certains, mais c’est confidentiel ! Je conseille une société africaine qui s’appelle Mobius Motors, je suis aussi allé faire une série de conférences axées sur l’innovation au mois de juin pour le groupe Tata, que ce soit pour leurs hôtels, l’aciérie, le luxe, l’électronique, l’automobile, les camions… Je suis aussi consultant pour les entreprises high-tech, notamment françaises. Et puis, je suis en train de lancer une nouvelle école de design dans l’ECO Valley de Nice, dès octobre 2013 avec Maurille Larivière (ancien cofondateur de Strate College, la référence française des écoles de design transport, NDLR) et Marc Van Peteghem, l’un des grands architectes navals français, The sustainable design school (the-sds.com).
Une école axée sur les transports, la mobilité ?
L’école s’attaquera à tous les domaines du design (le service…), à l’éco-conception et aux grands problèmes du design durable… On espère bien travailler avec Danone, par exemple. Nous sommes aussi très proches d’Hermès. Notre démarche part du bas de la pyramide : dans le monde, il y a 2 milliards de personnes qui vivent avec 2,50 dollars. Les gens ont des besoins. Les produits, tels qu’ils sont dessinés dans les pays occidentaux, vont devoir être repensés, car on arrive à saturation ! A-t-on besoin d’une machine à laver avec 68 programmes, ou d’une presse de dix tonnes pour casser une noix ? Il faut revenir aux choses essentielles. Ce n’est pas une démarche contre le progrès, mais pour des produits adaptés, low cost, pensés avec intelligence, développés avec des matériaux locaux. Le design transport ne sera qu’une partie de l’école, qui, à terme, pourra accueillir jusqu’à 350 élèves.
Vous avez quitté Renault fin 2009. La transition avec Laurens van den Acker, l’actuel directeur du design, est restée très secrète…
En 2005/2006, j’étais décidé à partir au moment où Louis Schweitzer quittait l’entreprise. Continuer à diriger le design Renault après trois générations de la même voiture (la Mégane NDLR)… ça finissait par être too much ! Et puis on m’a fait savoir que Carlos Ghosn souhaitait que je reste, malgré… notre passif. Carlos Ghosn était patron des directions techniques lorsque j’étais directeur de la qualité en plus du design, de 1995 à 1999, un rôle extrêmement ingrat, nous avions eu des relations tendues ! En 1996, Renault avait lancé un plan d’économie de 10 milliards de francs. C’est vite devenu un ouragan d’initiatives, de luttes politiques pour réduire les coûts… Cela a été dur. Malgré tout cela, on m’a fait savoir que Carlos Ghosn ne m’en avait jamais tenu rigueur et qu’il souhaitait que je reste en poste pour passer le relais en douceur, mettre en place une succession… J’ai accepté de rester, pensant que cela n’allait pas prendre plus d’un an…
Une preuve de confiance, contrairement à ce qu’on affirmait à l’époque…
Au moment de la création de l’alliance avec Nissan, en 1999, Louis Schweitzer m’avait commandé un audit sur Nissan, son design, sa créativité. Dans mon rapport, je préconisais de repositionner le design au sein de l’entreprise, de le détacher de l’ingénierie, et de trouver un leader en externe, pratique révolutionnaire au Japon ! Carlos Ghosn me chargea alors de trouver le nouveau patron du design. Sur la short list figurait Toshi Saito, un éminent designer de Ford et Tom Matano, l’auteur de la Mazda Miata. Et puis, il y avait Shiro Nakamura… J’étais persuadé que c’était lui le bon candidat, un fanatique d’automobile, intelligent, très fin, et comme tous les Japonais, extrêmement fidèle à son entreprise. Quelque chose pouvait ébranler sa fidélité : Isuzu, dont il dirigeait le design, était en train de quitter l’automobile… C’est ça qui a fait la différence. Ghosn est resté très reconnaissant de tout cela et m’a demandé de proposer deux successeurs en interne, qui furent Thierry Métroz et Patrick Lecharpy. On m’a demandé de trouver quelqu’un d’externe… lorsque j’ai proposé Laurens van Den Acker, on m’a répondu « il n’est pas un peu jeune ? » En fait, il avait exactement le même âge que celui que j’avais lorsque j’ai commencé chez Renault, en 1987. Laurens avait un « casier judiciaire vierge », c’était un homme neuf pour l’entreprise, de grand talent. Au final, il s’est bien installé dans le siège…
Comment expliquer l’échec cuisant du haut de gamme au début des années 2000 ?
En 1995, j’ai largement soutenu le concept-car Initiale. C’était ça, la carrosserie française, haut de gamme ! Bruno Sacco, l’emblématique directeur du style Mercedes avait fait venir toute sa direction générale au salon de Francfort 1995, et avait prévenu : « attention, Renault pourrait vraiment faire un gros succès avec cette voiture ! » J’avais négocié personnellement avec Louis Vuitton, je m’étais beaucoup investi. Mais j’en ai trop fait. A un certain moment, au sein de l’entreprise, la décision fut prise de lancer finalement la Laguna II avant le haut de gamme, d’intervertir les deux programmes. Quand il a fallu me consacrer à nouveau au haut de gamme, j’étais directeur de la qualité, je chapeautais 6000 collaborateurs, je m’occupais du produit, de la qualité commerciale, du management, je travaillais 12 heures par jour, mes journées étaient découpées en réunions de 30 minutes… j’ai passé 70 % de mon temps sur la qualité, à faire des présentations devant des parterres d’énarques, de polytechniciens, etc. C’était hyper-difficile, même avec mes études. A ce moment, la démarche vers l’Initiale a été complètement mise de côté… et la Vel Satis a émergé en interne… conforme à ce que la direction du produit de l’époque imaginait être le haut de gamme à la Renault… Une voiture dessinée de l’intérieur vers l’extérieur. Tout le contraire des Allemands, qui vont d’abord s’assurer que la voiture a de très belles proportions. La Vel Satis était conforme à la vision d’Yves Georges (l’un des pères de la 4L, NDLR), un ancien patron d’études de Renault qui considérait que le rôle des designers était d’habiller le bossu. Et la Vel Satis, c’était un bossu ! Une voiture avec une habitabilité remarquable, mais mal proportionnée. J’ai très mal vécu cette expérience.
Pourtant, on a vous beaucoup vu défendre la Vel Satis…
J’ai gardé quelques « tics » de mes 11 ans passés en Allemagne. En interne, il faut ouvrir le débat, mais quand la décision est prise, tout le monde adhère. La Vel Satis, je l’ai combattue ! Mais le moment où la décision a été prise, j’ai complètement viré ma cuti… Je l’ai défendue au sein de l’entreprise et dans la presse, cela allait de soi. A partir de ce moment, ça a été un massacre. Avec le recul, c’est vrai qu’on est amené à raconter… pas mal de choses dans l’intérêt de l’entreprise. Et il y avait aussi, dans l’histoire, ma relation privilégiée avec Louis Schweitzer. On nous faisait grief d’être trop proches, qu’il y avait trop de décisions prises à deux. Schweitzer avait donc l’obligation politique de montrer son indépendance vis-à-vis de moi… Cela a mené à des décisions parfois loufoques.
Lorsque la Vel Satis apparaît en 2001, elle est survendue par Renault, et c’est le département Design qui est chargé de la « vendre » à la presse. Avant de jouer les boucs émissaires. Selon Le Quément, ses proportions déséquilibrées sont « l’œuvre » du département produit…
Comme le style de la Twingo II, très critiqué à son lancement en 2007 ?
Il y avait la Twingo 1, devenue un mythe. Pour la deuxième, l’entreprise était partie du principe que la voiture ne devait pas être un monocorps, d’entrée de jeu, car les études de marché nous disaient « il faut un capot ». Je ne crois pas aux statistiques… quelqu’un du produit m’avait même confié qu’on leur faisait dire ce qu’on voulait… j’en ai toujours été persuadé ! A l’époque, la Citroën Saxo et la 106 Peugeot étaient officiellement la cible. Selon les gens du produit, la Twingo 1 n’avait pas réussi à percer chez les jeunes de 20 ans qui accédaient pour la première fois à l’automobile. On a donc considéré qu’il fallait absolument une voiture « neutre » sur laquelle on pouvait ajouter des kits, projeter sa sportivité, etc.
Le projet industriel dont vous êtes le plus fier ?
Il y en a trois, en fait. Le premier, c’est sans aucun doute la Twingo, ensuite, le Scénic. A l’origine, il avait été conçu comme un véhicule en plastique et c’est Louis Schweizer qui a cru le premier en ce projet… Le troisième, c’est la première Sandero, une histoire méconnue. Un projet qui a été réalisé dans des conditions très difficiles. On en a moins parlé que la Logan, mais c’est pourtant elle qui est devenue le fer de lance mondial de Renault, à travers l’énorme percée au Brésil, puis a servi de base au Duster. A l’origine, on nous avait demandé de prendre une Logan, garder ses devers très verticaux, changer le minimum et d’en faire une 5 portes. Le projet arrive, et je tire la sonnette d’alarme : sur une telle base, la voiture allait être immonde ! Devant les gens du produit et du projet, qui me répondaient qu’il n’y avait pas d’argent, je me suis donc exécuté : à Guyancourt, nous avons développé cette Logan 5 portes. Et puis, dans notre satellite de design à Barcelone, nous avons développé une deuxième maquette secrète, quasiment 100 % en numérique. Lors de la présentation du projet, j’ai fait quelque chose d’un peu cavalier… J’ai alors prévenu le responsable du projet que j’avais cette deuxième maquette… Elle allait coûter plus cher, certes, mais son potentiel commercial était beaucoup plus fort ! Il a voulu m’interdire de la montrer… mais mon seul patron était le président de Renault. Schweitzer était un peu gêné… mais demanda quand même à ce qu’on soulève la bâche… 4 minutes plus tard, le projet était adopté ! Le directeur du marketing de l’époque s’exclama : « je ne sais pas combien ça va nous coûter… mais celle-là, je suis sûr que je peux la vendre ! »
A l’origine, la première Sandero, fondamentale pour la prospérité de Renault à l’international, aurait dû être une simple Logan 5 portes… c’est-à-dire, selon Le Quément, une voiture « immonde ». Le design Renault se mit pourtant en tête de proposer un projet parallèle, hors compétition, et contre l’avis des ingénieurs.
Après l’icône Twingo 1, la deuxième version sombre dans la neutralité : le département produit exige un vrai capot et du classicisme pour séduire les jeunes, plus conservateurs que prévu. Un succès commercial mais un vrai handicap pour l’image : Renault sera obligé de la restyler lourdement.
Comment preniez-vous la controverse, les critiques dans la presse ?
C’était très dur. Tout le monde a un avis sur l’automobile ! J’avais une presse nationale beaucoup plus saignante que l’étranger. Mais il y a un moment où franchement, j’avais envie de quitter cet environnement et de faire autre chose. Le fait de reprendre le dessin, redevenir designer en dessinant directement des bateaux m’a permis de regagner confiance en moi. Ca a été très salvateur.
Votre regard sur le design automobile d’aujourd’hui ?
Il y a trente ans, le design évoluait par cycles longs, avec un déroulement presque mécanique… Les formes rondes devenaient plus tendues, puis marquées, puis on entrait dans un style « origami », puis après on revenait à des formes plus souples… Au dernier Mondial de l’automobile, j’ai été frappé de voir la dernière Clio, superbement aboutie, avec des formes souples, douces, des roues bien positionnées. Elle est tellement différente de la dernière Golf, qui est remarquable, avec des proportions sublimes… mais d’une raideur à l’intérieur ! Qui est à côté de la plaque ? Personne, car il n’y a plus une vérité, mais plusieurs… L’époque où un constructeur dominait tous les autres est bel et bien révolue !
Depuis son départ, le design Renault a beaucoup évolué, avec l’arrivée de Laurens van den Acker. Le Quément, qui a organisé sa succession, dit apprécier les dernières Renault… au point de projeter d’acheter un Captur !
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