Ayrton Senna : 30 ans déjà
Le 1er mai 1994, il y a trente ans tout juste, Ayrton Senna perdait la vie sur le circuit d'Imola. La trajectoire du prince mystique de la F1 s'est arrêtée net, ce jour-là, au début de la courbe de Tamburello.
On se souvient tous de ce jour-là, du 1er mai 1994, du tambourin d’Imola, de Tamburello, de ce grand prix de San Marin. On se souvient ou l’on était, et ce que l’on faisait en ce dimanche de course pas comme les autres. Et depuis ce jour-là, rien n’est plus comme avant.
Avant, la F1 était le royaume du risque permanent, celui d’un petit prince mystique, Ayrton Senna, sorti de son Brésil natal, surdoué du volant, passé par le kart, la Formule Ford, la F3 avant de débouler en F1, celui dont on disait qu’il murmurait à l’oreille des voitures et dont les team managers expliquaient qu’il les comprenait, d’instinct.
Il danse sous la pluie
Lorsqu’il a déboulé en Formule 1, le rookie a chanté sous la pluie, dans une Toleman Hart pas terrible. C’était au mois de juin 1984, à Monaco. Il ne pleut jamais dans la Principauté en cette saison-là, sauf ce jour-là. Au matin de la course, les dieux sont à ses côtés, car il tombe des trombes d’eau. Alors Senna danse dans les flaques de la Rascasse et se classe en deuxième position, après un abracadabrant arrèt de la course. Ce jour-là, le monde entier découvre Ayrton Senna da Silva et lui découvre son exact inverse, son adversaire des années à venir : Alain Prost.
Tous ceux qui ont vu courir les deux hommes au cours des saisons 88 et 89, les années Mclaren-Honda, ne sauraient oublier la différence de pilotage entre Prost et Senna, en dehors des duels qui se sont, comme au Grand prix du Japon, achevés par un accrochage. L’un, le "professeur", était posé et pilotait sa F1 de manière si fluide qu’il donnait l’impression au spectateur du bord de piste que c’était un exercice facile.
Senna, avec la même voiture, au même endroit, semblait lutter avec la mécanique, la martyriser presque. Le professeur contre le joueur, l’aîné contre le chien fou. Une fureur en piste qui contrastait avec le calme monacal de l’homme une fois le casque enlevé. Un contraste et un mysticisme qui vont écrire sa légende, avec des choses avérées, et d’autres jamais vérifiées.
Comme lors de ce grand prix ou le Brésilien, arrivé le matin de la course sans badge d’accès, se fait refouler. Pas grave. Il rebrousse tranquillement chemin pour reprendre l’avion. Son team le rattrapera de justesse. Comme cette fois aussi ou, lorsque ses ingénieurs lui demandent comment il a pu dépasser cinq voitures, avec la pluie qui obstrue la vue, et des virages aveugles. Il se serait contenté de leur répondre que son esprit était à 15 mètres au dessus de son cockpit et qu’il voyait parfaitement tout ce qui se passait devant lui.
En revanche, ce qu’il a fait le 28 août 1992 a été retransmis par les télés du monde entier. À Spa, lors des essais libres, la Ligier d’Érik Comas quitte la piste à pleine vitesse. Elle touche le rail avant de s’immobiliser. Mais un pneu s’est détaché et a frappé le pilote en pleine tête. Il est inconscient, et son pied est bloqué sur l’accélérateur, à fond. La monoplace risque de s’embraser. Les autres voitures ralentissent, le contournent et continuent leur chemin. Senna s’arrête, sort de sa Mc Laren et actionne le coupe-circuit général de la Ligier. Il sauve la vie d’Érik Comas.
La stupeur internationale
Deux ans plus tard, à 40 km de Bologne, sur le circuit d’Imola, la situation s’inverse au 6e tour dans la grande courbe de Tamburello. Tout le monde s’en souvient. Des millions de téléspectateurs ont vu la scène, deux milliards d’autres la découvrent peu après, au cours de la semaine folle, jusqu’à l’enterrement, le jeudi suivant. Une stupeur internationale qui fait dire à l’essayiste et écrivain Jean-Philippe Domecq, dans la revue Esprit, que la mort de Senna a touché plus de gens que celle de JFK. La puissance de la télé est passée par là.
Mais le drame de Tamburello, semblait écrit, gravé dans le destin de celui qui avait dit, peu de temps auparavant : « je crois en Dieu, mais je ne suis pas immortel pour autant ». C’est facile, à postériori, de voir des signes dans ce qui précède un tel drame, mais lorsque le vendredi avant la course, Rubens Barrichello sort de la piste et se blesse, sans trop de gravité, le paddock s’interroge. Lorsque le samedi, Roland Ratzenberger, se tue au volant de sa Simtek, le paddock est abasourdi, et Senna ne veut pas courir. Imola est trop rapide, les voitures sont trop dangereuses à manœuvrer aux vitesses démentes imposées par cette piste. Il enfilera pourtant son casque le dimanche matin, hésitant, mais fataliste.
Est-il concentré ou perdu dans des pensées contradictoires ? Toujours est-il que, durant le warm-up, sachant que son micro est branché et que sa voix est retransmise à la télé, il interpelle son vieil ennemi, Alain Prost, consultant pour TF1. « Tu me manques Alain » dira-t-il à celui avec qui il s’est battu durant tant d’années. Prost balbutie, n’en revient pas.
À 14 heures, c’est le départ. Senna est en pole. Il est en tête de la course jusqu’au 6e tour, jusqu’à la grande courbe, jusqu’à Tamburello. Les contraintes sur la mécanique sont vertigineuses à cet endroit. À quelle vitesse la Williams s’est elle engagée dans le large virage ? On évoque les 300 km/h, mais on n’en sait rien.
En tout cas, la colonne de direction, raccourcie à la demande du pilote, cède. Il est 14 h 18. La monoplace tire tout droit dans le mur. Elle est disloquée et seule la cellule du pilote semble à peu près intacte. Les commissaires se précipitent vers lui. Et à deux mètres de la voiture, s’arrêtent, stupéfaits, comme s’ils savaient. Pourtant, la tête de Senna a bougé. Un bon signe ? Un soubresaut de la mort, plutôt.
Pendant que les secours s’affairent, en attendant l’hélicoptère qui doit emporter le Brésilien à l’hôpital de Bologne, les autres voitures passent, au ralenti. Érik Comas aussi, il est bon dernier au volant de sa Larousse. Dans la confusion, et malgré une piste déjà fermée, il passe devant la Williams en miette. Il dira plus tard que Senna lui a sauvé la vie, mais que ce jour-là, il n’a pas pu en faire autant.
Il faudra attendre 19h15 pour que la mort d’Ayrton Senna soit officiellement annoncée. S’en suit une semaine de folie et d’hommage mondial, assorti de trois jours de deuil national au Brésil.
Depuis, tout a changé. Deux chicanes brident la folie de Tamburello. Plus aucun pilote ne mourra en course après Ayrton Senna, à l’exception de Jules Bianchi, fauché par une grue à Suzuka en 2015. Une grue qui n’aurait jamais dû se trouver sur la piste. La F1 a changé, les voitures ont évolué et les pilotes ne sont plus en danger de mort à chaque fois qu’ils enfilent un casque. Le petit prince mystique s’est envolé et nous, on se souvient de lui et de ce dimanche qui lui a ôté la vie et bouleversé la nôtre.
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