Frédéric Fréry est professeur de stratégie à ESCP Europe où il est directeur académique du European Executive MBA. Professeur à l’Ecole Centrale Paris, il est titulaire de la Chaire ESCP Europe/KPMG « Stratégie des risques et performance ». Ses recherches portent notamment sur le Management 2.0, c'est-à-dire l'impact des technologies web 2.0 sur le management. Il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages et articles, dont Stratégique, 9ème édition, Pearson, 2011 et The Fundamental Dimensions of Strategy, MIT Sloan Management Review, 2006. Il a préfacé l’édition française de l’ouvrage de Gary Hamel, La Fin du management, Vuibert, 2008.
Voici son analyse. « Au gré de ses turpitudes (suppression de 7500 postes, retards répétés de la gamme électrique, effondrement des parts de marché, résultats en berne), Renault devient un modèle de ce qu'il est convenu d’appeler une stratégie émergente, ou stratégie involontaire : ce qui réussit n'est pas ce qui était prévu, et à l'inverse ce qui devait réussir est un échec.
Comme le montrent les chiffres 2012, une nouvelle fois la marque Renault est en recul et une nouvelle fois la marque Dacia est en progression. Faut-il pourtant rappeler que Dacia n'était absolument pas au cœur du projet stratégique officiel de Renault ? La Logan et ses descendantes ont connu le succès en marge de la stratégie affichée du groupe, qui privilégiait la montée en gamme, la qualité et l'accroissement des marges. Dix ans plus tard, Renault est moribond et s'éclipse peu à peu derrière Dacia. Comment notre ex-Régie nationale est-elle devenue un constructeur low-cost roumain ? Involontairement.
Le succès de la Logan s'explique par la nature a priori insignifiante de l'origine du projet : une usine vétuste, une marque sans valeur, une « voiture Frankenstein » (composée avec des pièces empruntées à des modèles existants), conçue pour des pays pauvres, alors que dans le même temps tous les ambitieux du losange n'avaient d'yeux que pour l'alliance avec Nissan. Marginale, discrète, peu séduisante, la Logan a réussi à passer entre les mailles du filet des ingénieurs du technocentre et sous le radar des managers de la direction générale. Son succès a été une surprise pour les dirigeants, qui face aux importations parallèles n'ont eu d'autre choix que d'officialiser son lancement sur nos marchés. Si la Logan a été une réussite, c'est justement parce qu'elle n'était pas stratégique.
Or, dans le même temps, aucun des objectifs officiels annoncés par Carlos Ghosn n'a été atteint. Bien sûr, l'industrie automobile tout entière a connu une des pires crises de son siècle d'histoire. Bien sûr, la promesse du tout électrique laisse tolérer quelques accidents de parcours. Mais tout de même, entre le rocambolesque feuilleton des faux espions et le récent fiasco de la collaboration avec Better Place sur les Fluence électriques en Israël, la capacité de résistance à l'échec stratégique de Carlos Ghosn force le respect. Sa longévité à la tête du constructeur s'explique certainement par le fait qu'il sa su s'imposer aux yeux des actionnaires comme le seul garant de la pérennité de l'alliance avec Nissan, devenue essentielle à la survie du groupe. A cet égard, son engagement téméraire dans le véhicule électrique peut s'interpréter comme une démonstration de volonté stratégique, dans le but de rassurer ses troupes sur le fait qu'il y a bien un pilote clairvoyant dans l'avion et que les erreurs passées ne sont que le fruit de la conjoncture et de la malchance. L'avenir nous dira rapidement si ce pari, au moins, aura été gagnant.
En attendant ce jour, on pourrait penser en première analyse que Renault est phagocyté par Dacia, que la Logan cannibalise la Mégane et que le Duster a eu la peau du Koleos. Or, la réalité est encore plus alarmante : Dacia ne remplace pas Renault (leurs gammes ne sont pas vraiment concurrentes). La vérité, c'est que Renault s'effondre, mais que cet effondrement est masqué par la croissance de Dacia. Renault n'a plus de haut de gamme (il rebadge un modèle Samsung), plusieurs de ses modèles récents ont été des fiascos (Wind, Lattitude), sa gamme est vieillissante (Espace, Laguna), et si l'actualité - et le gouvernement - ont été particulièrement impitoyables à l'égard de la stratégie de PSA, Renault pourrait faire l'objet de critiques autrement plus acerbes s'il n'avait la perfusion Nissan et la béquille Dacia.
Rappelons à cet égard que par nature, la gamme Dacia (d'ailleurs désormais vendue sous la marque Renault dans plusieurs pays dont la Russie et le Brésil) ne peut pas être fabriquée en France. Elle requiert en effet un niveau de coûts bien trop faible pour satisfaire aux exigences de notre droit du travail. On voit ici poindre une rupture du contrat fordiste en place depuis un siècle dans l'industrie automobile. Jusqu'ici, il s'agissait de payer suffisamment les ouvriers pour qu'ils puissent acheter les voitures qu'ils produisaient, ce qui assurait une base de clientèle et un juste partage de la valeur. Avec sa dilution dans Dacia, Renault nous plonge dans une autre logique : fabriquée par des Roumains ou des Marocains, elle est vendue à des Français qui bientôt ne toucheront même plus les salaires leur permettant de se la payer. Derrière la suppression des postes annoncés, c'est donc notre prospérité qui est en jeu, et nous n'aurons pas toujours le truchement d’une stratégie involontaire pour en réchapper. »
Cette analyse est implacable autant que passablement judicieuse et pertinente. Pourtant, on relèvera, entre les lignes, deux faiblesses. Une première tout d’abord : « officiel » ne signifie pas véritable. Une deuxième, maintenant. Faudrait-il nous intéresser sur l’inconscient de Carlos Ghosn et des membres du gouvernement français auxquels il est fait référence dans cette analyse pour expliquer que Renault et son patron traversent malgré tout… tant de péripéties ? A moins qu’il ne faille nous référer plus largement à notre inconscient collectif tant les aventures et mésaventures de Renault semblent symptomatiques de notre temps.
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