La Citroën Traction, une révolution franco-américaine
Fêtant ses 90 ans en avril 2024, la révolutionnaire Citroën doit beaucoup à une société américaine, Budd, spécialisée dans la conception et la réalisation des carrosseries métalliques.
André Citroën était un visionnaire mais aussi un junkie des paris fous. Au contraire d’un Louis Renault qui finançait ses activités en fonds propres, Citroën recourait massivement à l’emprunt. Cela lui a permis de débloquer des sommes colossales pour réaliser ses immenses rêves industriels, et ainsi devenir le premier constructeur automobile français quelques années à peine après avoir présenté sa première voiture en 1919. Avec cet argent, il a pu acheter un outil de production démesuré selon les normes françaises de l’époque mais aussi très modernes, auprès des spécialistes de l’industrie lourde, les Américains.
Plus précisément, après avoir importé les méthodes de fabrication de Ford, il collabore de très près avec le spécialiste de la carrosserie en acier, Budd. Cette société implantée à Philadelphie reste peu connue, ayant disparu en 1977, mais joue un rôle capital dans l’évolution de l’automobile de par son expertise dans l’emboutissage des grande pièces métalliques de carrosserie. Citroën, qui regardait déjà à l’époque où il dirigeait Mors les avancées industrielles américaines, noue des liens serrés avec Budd, ce qui lui permet de lancer, en 1924 (cent ans !) la B10 à carrosserie tout en acier. A l’époque, c’était une innovation majeure ! La voiture et ses dérivées connaissent un succès intense, car leur fabrication permet une grosse réduction des coûts.
Seulement, s’il vend beaucoup d’autos, Citroën a du mal à équilibrer ses comptes, en raison de ses investissements conséquents mais aussi des royalties qu’il doit payer, car il utilise énormément de brevets américains. Ses liens avec l’Oncle Sam sont tels qu’il monte un bureau d’études outre-Atlantique, à Montréal. D’un autre côté, Citroën engage un ingénieur de Budd pour superviser la production de carrosseries à Paris. Pour sa part, le fournisseur américain produit des efforts importants en matière d’innovations et conçoit une structure monocoque fermée, très différente de celle, ouverte, introduite par la Lancia Lambda en 1922.
C’est le fruit des recherches de son ingénieur, Joseph Ledwinka (né à Vienne mais naturalisé américain), parent lointain de Hans Ledwinka, le concepteur des fameuses Tatra, et de Otto Henniger, ingénieur allemand indépendant dont Budd rachète le brevet. A cette époque, les Américains défrichent la traction avant, avec la Cord L-29 et la Ruxton, dont la carrosserie tout surbaissée en acier a été conçue et réalisée par Budd. Citroën, impressionné par l’efficacité de la Tracta de 1926, est, lui aussi persuadé que la traction avant représente l’avenir et souhaite absolument s’en doter.
Cela dit, au début des années 30, Citroën est acculé, car suite au krach de 1929, il doit réduire ses achats aux USA, qui lui fournissent bon nombre de pièces détachées. En effet, le gouvernement français décide alors en effet de lever de fortes taxes à l’importation, ce qui impacte directement le prix de revient de ses autos. Pour contrer ce problème, Citroën envoie en 1930 Georges-Marie Haardt, son second, renégocier les contrats avec les fournisseurs américains.
Pile à ce moment, Budd dépose un brevet pour une méthode de fabrication qui permet d’emboutir en une pièce le flanc complet d’une voiture tout en autorisant des formes complexes. Une avancée majeure dans les techniques de fabrication tant elle limite les coûts ! De plus,cette année-là, les ingénieurs de Budd se rendent chez Citroën pour comprendre leurs besoins en termes d’outillage
Une étape supplémentaire est franchie en 1931 : Joseph Ledwinka développe un concept relativement compact selon les normes américaines, doté d’une carrosserie monocoque, et doté de roues avant motrices. Il compte bien le proposer à un constructeur. Or, c’est exactement ce dont Citroën a besoin : une auto révolutionnaire et économique. Il n’est d’ailleurs pas impossible que Haardt et Ledwinka aient discuté de cette voiture avant son élaboration, et, chose fortuite ou non, André Citroën rend une visite chez Budd justement en 1931.
Il est à peu près certain qu’il a vu ce prototype, et dès lors, entame une modernisation profonde et coûteuse de son outil industriel afin de produire une auto qui s’en inspirerait. En pleine crise économique, c’est un pari incroyable, mais de ce pari dépend la survie de son entreprise. Citroën a été approché par l’allemand Adler, pour produire sa Trumpf, une traction moderne, à la carrosserie étudiée avec… Budd. Mais le français n’a guère envie de devenir dépendant d’un constructeur allemand, et la Trumpf n’est pas adaptée aux forts volumes de production qu’il envisage.
Dès 1932, Citroën, dans l’urgence, définit le cahier des charges de son futur cheval de bataille : 7CV, 7 l/100 km, traction avant, structure monocoque, boîte semi-automatique, 800 kg. Pour diriger le tout, il embauche André Lefèbvre, qui s’étiolait chez Renault, en mars 1933. Lefèbvre, brillant ingénieur, a déjà travaillé sur une auto monocoque chez Voisin dix ans auparavant, ce qui convainc Citroën de l’engager pour se doter de cette auto révolutionnaire sur laquelle il joue son va-tout.
Et tout va relativement vite : Budd travaille d’arrache-pied avec Raoul Cuinet et Pierre Franchiset, ingénieurs carrosserie du Double Chevron, pour adapter sa structure monocoque aux exigences de Citroën, Maurice Sainturat conçoit un moteur inédit, Pierre Lemaire et Paul d’Abarède élaborent la suspension à barres de torsion (une idée initiale de Ferdinand Porsche) et l'Italien Flaminio Bertoni rend élégante la structure élaborée avec Budd.
Celui-ci produira d’ailleurs début 1934 les éléments de carrosserie des cent premiers exemplaires de la Citroën 7CV, qui seront assemblés à Paris, le temps que les machines arrivent à l’usine. André Citroën voulait absolument une transmission automatique et il avait approché l’ingénieur Dimitri Sensaud de Lavaud qui en avait conçu une, dont l’hydraulique était mise sous pression par une turbine. Le temps pressant, car les créanciers devenaient de plus en plus impatients, Citroën leur fait essayer en 1934, dans l’espoir de les convaincre, un prototype doté de cette boîte… qui casse lamentablement !
Dans l’urgence, on étudie une autre boîte, manuelle celle-ci, et le 18 avril 1934, la Citroën 7CV est présentée. Seulement 13 mois après le début concret de ses études. Mais en réalité, dès 1931, André Citroën, ingénieur lui-même, savait les grandes lignes de sa voiture. A son lancement, celle-ci n’est pas au point : la coque s’ouvre, les arbres de transmission et les suspensions cassent, mais tout est pris en garantie. En l’espace d’un an, les problèmes sont réglés, et la 7CV, surnommée Traction Avant ou Traction peut rencontrer le succès qu’elle mérite.
Hélas, André Citroën ne le verra pas. Fin 1934, les banques décident de récupérer brutalement leurs billes, ce qui entrainera la faillite de sa marque très lourdement endettée. Michelin la rachète alors, mais André Citroën, écarté de la direction des opérations, décède d’un cancer de l’estomac le 3 juillet 1935.
Pour sa part, la Traction pose des bases fondamentales dans ce que deviendra la voiture moderne. Néanmoins, Citroën en retiendra surtout le moteur, ne revenant à la structure monocoque qu’en 1970 avec la GS. Sous l’ère Michelin, il n’était plus question de payer de royalties à des sous-traitant américains, tels que Budd. Ce sera même l’inverse : Rolls-Royce et Mercedes-Benz en verseront à Citroën pour pouvoir utiliser des éléments de sa suspension hydropneumatique, sur respectivement la Silver Shadow et la 450 SEL 6.9…
Gloire nationale, la Traction est en fait le fruit de talents français, américains, italiens voire polonais (l'engrenage à chevrons qui donnera son logo à la marque de Javel vient de Pologne, où est née la mère d'André Citroën, sont père étant néerlandais). A une heure où certains ne voient que par le repli sur soi, une telle variété d'origines est toujours bonne à rappeler...
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